C'est en 2008 que Jean-Jacques Aillagon, ex ministre de la culture (2002-2004) dans les gouvernements de Jean-Pierre Raffarin, initie les expositions d'art contemporain dans le domaine du Château de Versailles dont il est alors président (2007-2011) tout en continuant un temps à siéger au Palazzo Grassi de son ami, le collectionneur et mécène François Pinault qui lui prête généreusement ses œuvres.


Ni oui ni non
 
En 2015, c'est au tour du plasticien britannique Anish Kapoor de présenter son travail dans le prestigieux domaine.
Dès le début de l'exposition, on déplore que, "comme d'habitude", l’œuvre fasse scandale chez des esprits rétrogrades, alors que depuis de nombreuses années, l'art contemporain passe totalement inaperçu (qui se souvient de Lee Ufan, de Giuseppe Penone, de Xavier Veilhan ou de Bernar Venet exposés eux aussi à Versailles ?) auprès du grand public ignorant qui y voit tantôt une décoration rigolote, tantôt des tas de ferraille, chacun appréciant ou subissant sa présence dans l'espace public sans percevoir sa portée.
Il y a fort à parier que les œuvres de M. Kapoor n'auraient pas eu davantage d'effet si celui-ci n'avait prétendu qu'une œuvre déjà exposée sous le titre de Dirty corner représentait maintenant le Vagin de la reine Marie-Antoinette. .





Dirty corner avait été exposée à Milan en 2011, dans un ancien entrepôt de tramways, sans déclencher la moindre protestation, et le même non-événement se serait déroulé s'il avait succédé sur l'esplanade Beaubourg au pot doré de Jean-Pierre Raynaud



Face au château, il y aura une mystérieuse sculpture en acier rouillé de 10 m de haut, qui pèse plusieurs milliers de tonnes et avec des blocs de pierres tout autour. Là encore, à connotation sexuelle : le vagin de la reine qui prend le pouvoir. Anish Kapoor



La question qui fâche est venue d'Angleterre et du journaliste de The Independent. «Avez-vous ou n'avez-vous pas employé cette expression «Le vagin de la Reine» pour parler de votre installation? Vos propos ont-ils été simplifiés et cités hors contexte?». Silence dans la salle, c'était l'heure de vérité. «Je voulais créer quelque chose d'obscur, de désordonné, dans ce paysage qui est l'ordre même, où, par la vision si nette de Le Nôtre, les collines ont été aplanies pour donner l'illusion que l'eau se déverse sur vous, pour servir le pouvoir du roi et son image», a expliqué longuement Anish Kapoor. «Je ne voulais pas faire de commentaires là-dessus. Je voulais mettre au jour ce qui est sous la surface des choses, comme des fouilles, si vous voulez. Bien-sûr qu'il y a une connotation féminine, on pourrait dire sexuelle, dans mon œuvre, en général. Ce n'est pas là, ma question. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi cela devient un problème, puisque le corps est une question universelle. Je ne m'intéresse pas aux interprétations particulières de mon travail. Ce qui m'intéresse, c'est comprendre le processus d'une œuvre. Alors, je dirais oui et non à votre question, ni oui ni non, en fait». 
 
Grâce à cette nouvelle dénomination qu'il assume tout en la niant et nie tout en l'assumant afin de pouvoir jouer tout à tour et simultanément le rôle d'aiguillon et de victime, l'artiste assurait aussitôt un énorme retentissement à son travail.

En effet, la ville de Versailles regorge de réactionnaires très attachés à l'Ancien Régime et qui portent une véritable vénération aux souverains exécutés en 1793. Les attaquer d'une manière aussi basse tout en saccageant les jardins de Le Nôtre, symboles de l'ancienne culture française, ne pouvait que les exciter. De plus, la reine Marie-Antoinette, héroïne d'un récent biopic réalisé par une cinéaste américaine à succès, jouissait d'une forte notoriété chez les consommateurs de culture mainstream pour qui elle représentait une adolescente révoltée contre un milieu guindé. "L'anus du roi", bien que choquant pour les royalistes, n'aurait pas eu le même écho international.


C'est leur réaction violente, et non l'œuvre, qui renforcera la renommée de M. Kapoor, non seulement en France, mais dans le monde entier.
Grâce à elle, le financier qui achètera une œuvre d'Anish Kapoor sur les conseils d'un expert en collection pourra ainsi se voir en rebelle, non conformiste, libéré des diktats du bon goût, mais aussi en héritier du prestigieux Roi Soleil.



 
La première dégradation de Dirty Corner ne consistait qu'en quelques éjaculations de peinture jaune rapidement effacées par des restaurateurs




Après les déclarations hostiles d'esprits rétrogrades, l’œuvre fut saccagée une première fois le 17 juin par quelques pollockiennes giclées de peinture jaune qui provoquèrent de nombreuses réactions de la part des autorités.

Dégrader une première fois l'œuvre d'Anish Kapoor était intolérable : c'était une atteinte à la liberté de création, que j'avais fermement condamnée, car s'en prendre à l'œuvre des artistes, c'est s'en prendre aux valeurs universalistes de la culture - c'est à dire à la liberté et à la dignité humaine. Fleur Pellerin, Ministre de la culture


Mais c'est la seconde dégradation, le 6 septembre, qui permit à M. Kapoor d'étendre son audience à travers toute la planète : parmi les nombreuses inscriptions peintes à la peinture blanche, certaines étaient en effet antisémites.




 


Parmi les inscriptions peintes, plusieurs étaient antisémites




Au lieu de bêtement les faire effacer pour de nouveau restaurer l’œuvre comme on venait de le faire pour la peinture jaune, l'artiste eut l'idée astucieuse de demander à ce qu'on les laissât en témoignage de la barbarie de ceux qui contestaient sa présence dans le Château de Versailles et qui se trouvaient ainsi tous assimilés à des nazis.
C'est une idée évoquée à chaque destruction d’œuvre d'art ou de monument symbolique (Hôtel de ville de Paris, Cathédrale de Reims, St Michael's Cathedral de Coventry, World Trace Center) que de laisser intactes les ruines de ces symboles de culture ou de liberté pour témoigner de la barbarie des vandales. Personne n’appliquerait la même idée à la dégradation de sa voiture ou du mur de son jardin par des tagueurs, fussent-ils antisémites. Ainsi, Dirty Corner se trouvait de fait élevé au rang des plus forts symboles de la culture, au moins égal au Château de Versailles que prétendaient défendre ses infâmes contempteurs.




M. Kapoor, que son son patronyme faisait supposer d'origine indienne, se présenta alors comme Juif, Musulman, Indien et Chrétien.


Les tags vont-ils être nettoyés ?
Non. Pour le moment, ces inscriptions antisémites ne sont plus visibles au public, mais ce n’est pas pour autant qu’elles vont être effacées. « Elles vont être dissimulées par un acte artistique. Anish Kapoor et son équipe ont décidé de les masquer, mais pas de les nettoyer », a expliqué le service de presse du Château de Versailles à 20Minutes. Un choix pris vendredi, avant même la décision de justice. Ces opérations devraient commencer dès ce lundi.
 
Voilà ce qui conduit à l’exclusion de nos frères et sœurs syriens. Honte sur la France du seul fait d’une minorité pleine de haine ! C’est une attaque violente contre l’esprit humain et la culture. Je l’ai écrit et je le répète : je suis un juif. Je suis un musulman. Je suis un hindou. Je suis un chrétien »
 
Lors de la première dégradation, je m'étais déjà interrogé sur le bien-fondé d'un nettoyage. Cette fois, je suis convaincu qu'il ne faut rien retirer de ces insultes, de ces mots propres à l'antisémitisme que l'on voudrait aussitôt oublier. J'en ai discuté avec Catherine Pégard, la présidente du domaine royal de Versailles, et avec Fleur Pellerin, le ministre de la Culture, une femme courageuse qui s'est déplacée sur l'heure et a mesuré aussitôt la gravité des faits. Désormais, ces mots infamants font partie de mon œuvre, la dépassent, la stigmatisent au nom de nos principes universels. Et je préfère écouter cette petite voix qui me dit d'oublier l'artiste et de penser au citoyen. «Dirty Corner» restera donc ainsi, de notre décision commune, et se montrera ainsi aux visiteurs et aux touristes de Versailles. Je défie désormais les musées du monde de la montrer telle quelle, porteuse de la haine qu'elle a attirée. C'est le défi de l'art.

L'antisémitisme restant une valeur sure sur le marché du scandale, de nombreux journaux firent état de la présence inacceptable de ces inscriptions sacrilèges, jusqu'à ce qu'une association et un élu portassent plainte. Le 19 septembre, le Tribunal administratif de Versailles ordonna qu'on cessât d'exposer au public des inscriptions attentatoires à la dignité humaine (cf antisémites).


Le juge des référés a d’abord précisé que la liberté de création et d’expression artistiques implique le respect du droit moral de tout auteur sur son œuvre et les formes qu’il entend lui donner, mais que, lorsque cette œuvre est exposée publiquement, cette liberté doit se concilier avec le respect des autres libertés fondamentales s’appliquant dans l’espace public, dont celle protégeant chacun contre les atteintes à la dignité humaine.

Blessé au plus profond de lui-même, l'artiste trouva une image forte et bien dans l'air du temps pour exprimer sa détresse :
Je me sens comme une fille qui s’est fait violer et à qui l’on ordonne d’aller se rhabiller dans un coin.
 

M. Kapoor, et c'est là qu'on mesure son grand talent, trouva pourtant une parade : il se contenta de faire recouvrir les inscriptions de feuilles d'or, et il le fit savoir. Ainsi, les dégradations feraient désormais partie de l’œuvre, même si elles n'étaient plus vues, ce qui rapprochait l’œuvre des fondamentaux de l'art contemporain. 
En revanche, il ne jugea pas utile de laisser apparentes les inscriptions non antisémites que le jugement du tribunal de Versailles ne l'obligeait pas à faire disparaître aux yeux du public comme attentatoires à la dignité humaine. "La reine sacrifiée deux fois outragée", "le canon phallique tire du sang dans le "coin sale" pauvre taré", "Ceci est une mutilation sexuelle", etc. De telles inscriptions ne méritaient pas qu'on les retînt, car elles ne contribuaient pas à la dimension essentiellement "dirty", et donc obscène, de l’œuvre, seule capable d'assurer sa notoriété et sa valeur.


La France m'est trop chère. Je refuse de croire qu'elle se cantonne à une minorité d'esprits étriqués qui s'approprient l'espace public. Anish Kapoor
 
Ce scandale, sinon provoqué, du moins magnifiquement canalisé, profite à la fois à l'artiste et à l'Établissement public du Château de Versailles, puisqu'il renforce leur notoriété en les présentant comme des défenseurs de la culture en butte aux persécutions nazies. Et pourtant, l'un comme l'autre sont parfaitement étrangers à cette polémique méprisable :
 
Certains considèrent et disent que cette polémique est bonne pour votre cote. Que répondez-vous?
Monsieur Bustamante a dit ça, m'a-t-on rapporté [artiste français et nouveau directeur des Beaux-Arts, NDLR] . C'est quelque chose qui n'entre même pas dans mon esprit. Cela n'a rien à voir avec moi. Je ne vois pas comment pareilles insultes peuvent être un plus ou un mal pour le marché d'un artiste. C'est un raccourci absurde. Honte sur ceux qui disent pareilles choses.

 
La ministre de la culture, quant à elle, se déclare « en colère » et « choquée » par cette atteinte à la liberté de création et d'expression pour laquelle la France s'est battue durant plusieurs siècles »


 

Le plus long toboggan du monde
 
Pour les jeux Olympiques tenus à Londres en 2012 M. Kapoor avait réalisé la plus haute sculpture du Royaume Uni. A la manière de la Tour Eiffel, l'ArcelorMittal Orbit sculpture devait assurer son financement grâce aux milliers de visiteurs désireux de découvrir de son sommet une vue imprenable sur Londres. Las, les amateurs ne furent pas au rendez-vous et l'ArcelorMittal Orbit sculpture perdait en 2014 10000 livres (13000 euros) par semaine.


 
Avec ses 114 mètres de haut, cette oeuvre d'Anish Kapoor serait la plus grande sculpture du monde, mais elle reçoit 150000 visiteurs par an alors qu'on en prévoyait 350000.


Pour renforcer son attractivité, il fut donc décidé de la transformer, grâce à quelques aménagement, en plus long toboggan du monde.
Pas question, cette fois-ci, de dégradation de l’œuvre ou d'atteinte aux droits de l'artiste. Étrangement, la disneylandisation de sa création ne pose aucun problème à M. Kapoor qui y collabore avec empressement.


 
Non contente de conserver son record de plus grande sculpture du monde, l’œuvre de M. Kapoor deviendra aussi le plus long toboggan du monde grâce à la collaboration de l'artiste belge Carsten Höller.



La liberté de création
 
En réponse à plusieurs attaques contre des œuvres monumentales évoquant la sexualité ou la digestion installées dans des lieux publics (dont Dirty Corner) le projet de loi de décembre 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine débute en son article 1 par : la création artistique est libre. (son article 4 garantit la mise en valeur des œuvres de création dans l’espace public, ce qui permettra de renforcer la lutte contre les ennemis de la liberté)

En février 2016, l'astucieux plasticien britannique achetait le brevet du noir le plus noir, le Vantablack, se réservant ainsi le droit exclusif de son utilisation.


It's blacker than anything you can imagine. It's so black you almost can't see it. It has a kind of unreal quality.

Quelques esprits chagrins, parmi ses confrères, s'émurent de ce privilège, pourtant respectable, puisqu'il provenait d'une transaction financière.